Edward Bernays, un maitre de la propagande

23 juin 2024

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : Edward Bernays and Doris E. Fleischman. (C) Wikipedia
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Edward Bernays, un maitre de la propagande

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Edward Bernays est l’un de ceux qui ont pensé et conceptualisé les ressorts de la manipulation et de la conduite des foules, pour appliquer ses principes à la publicité mais aussi à l’action politique. À travers ses livres et ses réflexions, il a contribué à façonner la pratique de la manipulation. 

« La manipulation consciente et organisée des habitudes et des opinions des masses est un élément essentiel des sociétés démocratiques. Ceux qui manipulent constituent un gouvernement invisible. Nos idées sont dirigées par des gens dont nous ne connaissons même pas l’existence. Presque tous les actes de notre vie quotidienne sont conditionnés par un petit groupe de personnes qui comprennent comment se comportent les masses ».

Edward Bernays « Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie » 1928.

Récupération, instrumentalisation, propagande, manipulation…, ces mots font maintenant partie de la stratégie des partis politiques. Pour cela, lesdits partis emploient ce qu’on appelle des spin doctor, que David Colon, dans son livre Les maitres de la manipulation traduit par  « maîtres du faire croire », « persuadeurs clandestins », ou « ingénieurs des âmes ». Ces influenceurs font et défont les élections, défendent les intérêts des lobbies industriels (la plupart du temps polluants) et peuvent appliquer certaines techniques du marketing, en particulier émotionnel (neuromarketing), en utilisant la place et le rôle que jouent l’information, les médias et la communication. David Colon explique également que la manipulation n’est pas l’apanage des régimes totalitaires, mais est indissociable des régimes démocratiques qui « faute d’agir sur les comportements par la contrainte ont recours à la persuasion qui agit en douceur ». Le mot propaganda vient du latin qui signifie « propager, répandre comme un liquide ». 

Ce concept, en tant que tel, a existé depuis plusieurs siècles, en particulier au XVIIe siècle où le pape Grégoire XV crée le 6 janvier 1622 la Congregatio de propaganda fide pour partir à la reconquête des fidèles en pleine contre-réforme. Avec l’évolution de l’occident au XIXe siècle vers la démocratie, le suffrage universel et le développement de la presse obligent les partis politiques et les entreprises à tenir compte de l’avis des masses, d’encadrer l’opinion publique et c’est pour les garder sous contrôle que naît la propagande moderne. Industriels et politiciens étant désormais forcés de composer avec « l’opinion publique », ce qui va amener l’avènement de cette propagande moderne et des techniques de manipulation. Dès le XIXe siècle, les partis politiques mirent en place de nouvelles techniques de persuasion collective, étayées sur les théories de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules.

Edward L. Bernays est généralement reconnu comme un des principaux créateurs (sinon le principal créateur) de l’industrie des relations publiques et donc comme le père de la manipulation de l’opinion.

Edward Bernays a été nommé parmi les cent Américains les plus influents du XXe siècle, selon le magazine Time. Si son nom n’est pas connu du grand public, il est considéré par nombre de chercheurs comme le fondateur des relations publiques, une expression qui s’est imposée pour remplacer le terme “propagande”, connoté péjorativement. Sa femme et partenaire, Doris Fleischman, lui a vivement suggéré de ne pas utiliser ce terme trop marqué et inventa, pour le remplacer, celui de relations publiques qui fait référence aujourd’hui partout dans le monde.

Né à New York en 1891 dans une famille juive originaire de Vienne et plutôt aisée, Edward Bernays se maria, eut trois enfants et mourut plus que centenaire en 1995 après avoir achevé sa longue carrière comme professeur. Sa mère, Anna, était la sœur de Sigmund Freud et son père, Ely, le frère de l’épouse du célèbre psychanalyste ! Bien que Edward Bernays n’eût jamais l’occasion de rencontrer son prestigieux parent, il fut très influencé par ses travaux et essaiera d’en tirer parti par la suite. Il proposera à son oncle de signer une série d’articles dédiés à « la place de la femme dans le foyer américain », ce que Freud repoussa dédaigneusement. 

Débuts dans l’univers du business.

En 1919, Edward Bernays crée à New York sa propre agence de relations publiques. C’est l’une des premières au monde, car un homme l’a précédé : Ivy Ledbetter Lee, qui travaille avec les grandes sociétés américaines comme Standard Oil (Lee développera le concept de transparence). Dans les années 1920, Edward Bernays, va aller beaucoup plus loin : c’est l’époque, aux États-Unis, de l’essor de la société de consommation de masse. Les clients potentiels des fournisseurs de produits et de services sont désormais des millions de personnes. Il faut donc les attirer en inventant sans cesse de nouvelles stratégies et de nouveaux argumentaires. Bernays va proposer à ses clients industriels et distributeurs une méthode directement inspirée des idées de Freud et de Gustave Le Bon. « Si nous comprenons les désirs et les motivations secrètes de la foule, pourquoi ne serait-il pas possible de les orienter en fonction de nos besoins, sans même que ces foules en aient conscience », écrira-il ainsi dans son ouvrage Propaganda. Ses missions sont variées et ses clients prestigieux. 

Dans les années 1920, la société Beech-Nut Packing, spécialisée dans la production et le commerce de viande, veut trouver un moyen d’augmenter la demande en viande des Américains. Le problème est proposé à l’agence d’Edward Bernays. La solution trouvée est plutôt simple : il faut convaincre l’opinion publique que le repas le plus important de la journée est le petit-déjeuner, sur la foi de conseils recueillis auprès de dizaines de médecins qui vont dire et écrire, dans la presse que le petit déjeuner doit être très copieux, de préférence avec des œufs et du bacon. Et c’est ainsi que les œufs au bacon sont devenus un repère culturel, une institution du petit déjeuner américain, repris dans le monde entier : c’est une création marketing ! Procter and Gamble l’engage pour améliorer les ventes de fameux savon Ivory. Bernays va organiser un concours national de sculptures de savon associant les écoles primaires et des artistes de renom. Le concours durera jusqu’en 1961, générant la vente de millions de pains de savon. Mais, son coup de maitre va être sa collaboration avec American Tobacco Company.

En 1928, le géant américain du tabac fait appel à E.Bernays pour augmenter ses parts de marché et imposer la cigarette auprès du public féminin.

À cette époque, le sujet est tabou, car le tabac est un attribut essentiellement masculin et, dans la bonne société, les femmes qui fument sont très mal perçues. 

Pour faire tomber ce tabou, Bernays enrôle une trentaine de mannequins du magazine Vogue (seuls dix viendront) et les fait défiler à New York sur la 5e Avenue lors du dimanche de Pâques (Easter Parade) en train de fumer des cigarettes. Il fait dériver le fait de fumer vers le droit et la liberté des femmes. Edward Bernays leur a soufflé une expression qui fera mouche : leurs cigarettes sont des « torches de la liberté« . Dès le lendemain, l’évènement est repris dans la presse et les femmes qui fument dans la rue sont devenues un sujet de société.

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Incursion dans la manipulation politique.

Le 11 avril 1917, le président Woodrow Wilson confie au journaliste George Creel la mission de persuader l’opinion publique américaine de la nécessité d’entrer en guerre en Europe, en contradiction avec ses engagements de campagne. Creel crée alors le Committee on Public Information (CPI), que l’on surnomme bientôt la « commission Creel », qui va utiliser les outils d’influence les plus modernes de l’époque ainsi que de nombreux journalistes, intellectuels et publicistes l’échelle locale et qui avaient compris l’intérêt de porter leur travail à une échelle nationale et internationale. 

De nombreux concepts aujourd’hui connus et banalisés seront testés : distribution massive répétée de communiqués, des campagnes de publicité ciblées sur l’émotion, le recours au cinéma et au recrutement ciblé de leaders d’opinion locaux, mis sur pied de groupes « de citoyens » etc.. Nous retrouvons ces techniques aujourd’hui avec, bien sur l’apport des réseaux sociaux.

Bernays, qui a tenté en vain de s’enrôler dans l’armée, participe à cette aventure, au sein du bureau de la presse étrangère du CPI, en charge de la section latino-américaine, et il initie notamment une propagande en langue espagnole diffusée en Amérique latine pour mieux contrer la propagande allemande. En 1919, il fait partie de l’équipe qui accompagne George Creel à Paris pour promouvoir les accords de paix. Il émane de cette campagne notamment la célébrissime affiche “I want you for U.S. Army”. Ce « laboratoire de propagande moderne » réussit au-delà de toutes espérances, et ce fut le début des campagnes de masse telle que nous les connaissons encore, et plus que jamais, aujourd’hui.

La Commission Creel a été démantelée sept jours après l’Armistice.

En 1954, Bernays va jouer un rôle majeur dans le coup d’État au Guatemala en 1954. Commandité par la United Fruit Company et associé à la CIA, il parvient à mener une campagne de dénigrement contre le “Guatemala communiste” auprès de la presse américaine. Bernays est également à la base de la communication électorale moderne. À l’approche du scrutin, les candidats s’entourent désormais de conseillers en communication et marketing politique, les spin doctors, dont le rôle est de préparer améliorer la performance du candidat, mais aussi le story telling et le choix des mots cible, à utiliser ce qui revient à manipuler l’opinion publique par diverses techniques afin d’améliorer l’image du candidat. Les spin doctors vont donc « fabriquer du consentement ».

« Il est désormais possible de modeler l’opinion des masses pour les convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue».

Plus que toute autre, cette phrase d’Edward Bernays, publiée en 1928, a contribué à donner de lui, et ceci jusqu’à nos jours, l’image d’un maître de la manipulation de masse et l’inventeur de la «fabrique du consentement ».

La « fabrique du consentement »

La fabrique du consentement apparaît souvent comme le propre des régimes autoritaires et totalitaires, qui par l’embrigadement des masses, le culte du chef et la propagande cherchent à fabriquer le consentement des masses à leur domination autoritaire. Or, il ne faut pas oublier que les régimes autoritaires et totalitaires s’appuient de prime abord sur la coercition et la terreur pour atteindre cet objectif. Les démocraties, a contrario, ne peuvent, en principe, recourir à la contrainte pour faire consentir les masses, et ressentent donc d’autant plus fortement la nécessité de recourir à l’art de la persuasion, ce que Noam Chomsky résume par une formule célèbre :

« La propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’État totalitaire ».

Evidemment, il est impossible de dissocier la propagande des biais cognitifs, des mensonges et des « infox ». Parfois à visée clairement politique. Bernays se sert de ce qu’il a appris de ses expériences de professionnel de la presse, de publicitaire et de propagandiste de guerre en une seule et même doctrine de manipulation des masses, qu’il considère comme étant le ciment de la seule démocratie possible. À sa mort, en 1995, le New York Times le qualifie de « leader dans la fabrique de l’opinion ». Bernays représente l’archétype des marionnettistes de l’ombre qui participe à la fabrique du consentement.

Une autre des raisons pour laquelle on connaît Bernays aujourd’hui, c’est parce qu’il a écrit sur lui-même et s’est auto-promu. À part les livres qu’il a écrits dans les années 1920, il a écrit son autobiographie, Biography of an Idea: Memoirs of Public Relations Counsel (Actuellement non disponible en français,) et s’est approprié l’idée de la propagande.

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Edward Bernays aujourd’hui.

À notre époque d’hyper communication, voire d’hystérisation du débat, l’actualité politique et géopolitique nous montre et démontre aujourd’hui l’importance de l’emploi, de méthodes et de stratégies d’influence, de manipulation et de propagande, dans le sens premier du terme, dans un but de déstabilisation. L’émotion est le premier pas vers l’irrationnel, porte entrouverte vers l’inconscient, domaine que les politiques exploitent au maximum. Bernays fut l’un des architectes majeurs de cette stratégie qui sévit dans les démocraties comme dans les systèmes totalitaires, pouvant aller jusqu’aux « théories de la conspiration ». La propagande est omniprésente, visible ou discrète. Dans son livre « Les ingénieurs du chaos », Giuliano da Empoli cite les spin doctors employés pour diverses élections : S.Bannon (pour D.Trump), D .Cummings (pour B.Johnson et le Brexit), A.Finkelstein (pour V.Orban), D.Casaleggio (pour B.Grillo).

Il peut s’agir d’évènements (élections) ou de promotion de l’individu politique. Ne parle-t-on pas de « Marketing politique », ce qui nous ramène à Bernays et de sa dualité business-politique.

Bien sûr, les techniques ont évolué depuis l’époque d’Edward Bernays, ne serait-ce que l’évènement d’Internet et des réseaux sociaux, mais les fondamentaux sont restés et on assiste aujourd’hui à la mise en place de stratégies d’influence et de déstabilisation qui participent à une guerre informationnelle qui peut représenter les prémices d’un conflit redouté et redoutable. 

Gustave Le Bon (1841-1931)

Gustave Le Bon a marqué l’histoire des sciences humaines comme étant la figure de proue de la psychologie appliquée aux foules. Esprit scientifique ouvert, touchant à tous les domaines, c’est principalement son ouvrage Psychologie des foules, parus en 1895, qui l’a fait passer à la postérité. Pour Le Bon, les individus, lorsqu’ils se retrouvent dans le cadre d’une foule, changent de comportement et d’état d’esprit. Il insiste aussi sur le rôle du meneur, qui par son prestige personnel, son aura et sa force de persuasion subjugue la foule qui lui obéit et le suit idéologiquement.

On peut dire que, sur la psychologie des foules, des peuples et des nations, en montrant leur irrationalité et les recettes et les risques de leur manipulation, il a véritablement fait œuvre de pionnier et il a prophétisé l’avènement des régimes totalitaires.

Walter Lippmann (1889-1974).

Walter Lippmann, un de ses membres influents, souvent donné comme le journaliste américain le plus écouté au monde après 1930, a décrit le travail de cette Commission (CPI) comme étant « une révolution dans la pratique de la démocratie », où une « minorité intelligente », chargée du domaine politique, est responsable de « fabriquer le consentement » du peuple, lorsque la minorité des « hommes responsables » ne l’avaient pas d’office. Il a été l’initiateur d’un libéralisme humaniste qu’il a promu dans son livre The Good Society. En 1955, dans ses Essays in the Public Philosophy, Lippmann a avancé que l’opinion publique était volatile, en réponse aux manipulations les plus récentes, mais aussi parfois incohérentes et peu structurées.

Pour aller plus loin :

Colon D. Les maitres de la manipulation : un siècle de persuasion de masse. Ed.Tallandier 2023.

Bernays .E. Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie. Ed. Zones 2007.

Caspar Y. Edward Bernays. L’homme qui murmurait à l’oreille des foules. Ed. La Nouvelle Librairie 2023.

Le Bon G. Psychologie des foules. Ed.Fayard/Pluriel 2023.

Da Empoli G. Les ingénieurs du chaos. Ed.Folio Actuel 2019.

Lippmann W. La cité libre. Ed.Les Belles Lettres 2011.

À noter : une pièce de théâtre « Un démocrate », consacrée à Edward Bernays, a été écrite et créée en 2016 par Julie Timmerman.

À propos de l’auteur
Alain Bogé

Alain Bogé

Enseignant en Géopolitique et Relations Internationales. HEIP Hautes Etudes Internationales et Politiques - Lyon. Czech University of Life Sciences-Dpt Economy - Prag (Czech Republic). Burgundy School of Business-BSB - Dijon-Lyon. European Business School-EBS - Paris.
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